
À Caracas (photo : AP)
À peine Chávez éternue-t-il qu’on me presse immédiatement d’écrire sur lui, sa politique, sa géopolitique… J’ai déjà répondu quelque part que je ne comptais pas réduire ce blogue à notre cher président, aussi influent et omniprésent soit-il. Le Venezuela a existé avant Chávez et existera après Chávez. Je veux parler aussi de ce Venezuela-là.
Cela dit, cette semaine, je m’exécute. Car cette fois, notre toujours pétulant président y est allé très fort : expulsion de l’ambassadeur des États-Unis en solidarité avec la Bolivie d’Evo Morales; lancement, au cours d’un meeting, de la déjà célèbre injure yankees de merde, aussitôt reprise par la presse internationale (qui doit bien se mettre quelque chose de croustillant sous la dent, merci Hugo!); enfin, annonce de prochaines manœuvres de la flotte russe dans les Caraïbes, au départ des ports vénézuéliens, sans parler de l’atterrissage cette semaine de deux bombardiers russes TU-160 sur la base aérienne Libertador de Maracay, au Venezuela.
Un cran plus haut
Bref, ces derniers jours, la tension politique est montée d’un sérieux cran, non seulement au Venezuela, mais aussi en Amérique latine et dans le monde. Car une mise en relation est aussitôt faite avec un autre point chaud du globe : la Géorgie, l’Ukraine… Non sans raison, car il y a quelque chose qui ressemble à une réponse du berger à la bergère dans cette escalade de plus en plus exacerbée.
Mais ne nous emballons pas, et remettons tout cela en perspective :
- Une nouvelle guerre froide? Bof… Sait-on que les États-Unis capitalisent a eux seuls 45,7 % des dépenses militaires dans le monde et que la Russie se trouve loin derrière, avec seulement 3 %. Précèdent cette dernière le Royaume-Uni (5,1 %), la France (4,6 %), la Chine (4,3 %), le Japon (3,8 %) et l’Allemagne (3,2 %) [chiffres de 2006, rapport du GRIP]. La Russie se veut puissance, mais elle n’est pas suicidaire à ce point, et elle n’oublie sans doute pas que l’Union soviétique a perdu la guerre froide en partie parce qu’elle ne pouvait pas soutenir la course aux armements imposée par les États-Unis.
- Chávez lance des gros mots au gouvernement des États-Unis? Bof… Premièrement, il le fait devant un parterre de partisans, où ce langage est obligé : il faut bien maintenir le moral des troupes. Deuxièmement, ce n’est pas la première fois, ni la dernière qu’il manie l’injure suprême, c’est un style qu’il cultive avec soin, une sorte d’image de marque. Troisièmement, il faut savoir que cette injure anti-yankee reste toujours porteuse en Amérique latine, où bien des gens (et même des dirigeants) pensent la même chose tout bas, mais n’osent pas le dire. Que quelqu’un le dise à leur place, c’est pour eux une sorte d’exutoire, c’est pour Chávez la possibilité d’engranger de la popularité auprès des foules. Quatrièmement, ce n’est pas pour quelques mots mal placés que le Venezuela va couper ses robinets de pétrole à destination des États-Unis. Gros mots ou pas gros mots, le commerce reste étonnamment prospère entre les deux pays.
- Chávez menace d’envoyer des troupes en Bolivie pour défendre la constitutionnalité dans ce pays? Bof… Les militaires boliviens n’en veulent pas, ils l’ont clairement dit, et on peut supputer que les militaires vénézuéliens n’en veulent pas non plus. Ce ne sera pas la première fois que Hugo Chávez fait des déclarations tonitruantes qui restent sans suite. Et soyons objectifs : Chávez n’a pas les moyens militaires de sa politique et on le verrait mal s’embourber, là-bas, dans une Bolivie divisée, comme s’est embourbé un vulgaire Bush en Irak ou en Afghanistan. Il ne faudrait toutefois pas écarter une aide, armée ou non, beaucoup plus « discrète »…
Ambigüités
Mais pourquoi autant de gesticulations? Par cette pêche en eaux troubles (car il s’agit de cela), Hugo Chávez espère, tant bien que mal, retirer quelques marrons du feu, afin de les capitaliser à l’interne autant qu’à l’international. Cependant, il est loin d’être certain qu’il y parvienne.
- Sur le plan national, les élections des gouverneurs et des maires, en novembre, approchent à grands pas. Selon toute vraisemblance, le chavisme pourrait y perdre pas mal de plumes, surtout dans les villes et les états les plus représentatifs. Le gouvernement a donc besoin d’une situation exceptionnelle pour tenter de renverser la vapeur. Fidèle à ses habitudes, Chávez joue avec le feu, prend des risques, essaie de créer de toutes pièces cette situation. Cela lui a déjà réussi, cela lui réussira-t-il cette fois?
- Sur le plan international, il joue également sur le fil du rasoir. Bien qu’il ait quelques alliés de poids, obligés ou circonstanciels, tels Lula, Cristina Kirchner ou Poutine/Medvedev, Hugo Chávez n’a pas beaucoup de vrais amis. Mais, dans ce monde qui ne peut réagir devant la vision impériale des États-Unis, dans cette Amérique latine qui voudrait enfin valoir par elle-même, il fait un peu office d’idiot utile, de celui qui dit tout haut ce que d’autres pensent tout bas. Jusqu’à présent, il a su largement profiter de ces ambigüités. Mais jusqu’à quand le pourra-t-il?
Espérer ou craindre
Comme vous le voyez, tout cela se termine sur des interrogations. Rien de plus normal, c’est l’histoire qui est en train de se jouer devant nos yeux et on sait depuis longtemps qu’elle n’avance pas en ligne droite…
Pour un bel éclairage sur les enjeux de cette partie d’échec, lisez cet intéressant article de Christian Galloy, directeur de LatinReporters. L’auteur tente de répondre à la question suivante : Que peut espérer ou craindre Hugo Chavez, président du Venezuela et leader de la gauche antiaméricaine dite bolivarienne, en s’offrant comme tête de pont d’une présence militaire russe en Amérique latine, la première depuis la fin de la guerre froide?
Une seule certitude après tout cela : Hugo Chávez, entraîné par sa propre dynamique, joue de plus en plus gros.
L’analyse est intéressante mais souffre selon moi de la même carence que celles de la plupart des médias (et affiliés) occidentaux: une méconnaissance totale de la Russie et, partant, d’une grave sousestimation. On pourrait entrer dans le détail du pourquoi, c’est captivant, mais on déborderait du cadre de quelques centaines de pages. D’ailleurs, pardon d’avance de ma longue diatribe.
– Prétendre aujourd’hui que la Russie, vu son faible investissement dans l’armement (en est-on d’ailleurs si sûrs, qui a vérifié sur le terrain?), n’est que l’ombre de l’ancienne URSS, elle-même perdante de la guerre froide pour un manque de moyens, est non seulement naïf mais aussi très faux. La guerre froide, pour mémoire, a surtout été perdue pour cause d’effondrement intérieur et certainement pas par manque d’investissement militaire.
– S’il est exact que la Russie ne bénéficie pas de l’armement le plus moderne, elle est en revanche détentrice du plus efficace. Demandez donc à n’importe quelle armée (y compris américaine, des témoignages l’attestent) si elle préfère des M16 à des Kalachnikov ou des F18 à des Mig… Vous serez édifiés! Un ami expert militaire m’a une fois montré une vidéo dans laquelle des tests de résistance avaient été faits par l’ONU sur des chars d’assaut. En tête, et sans décheniller une seule fois, indéniablement les Russes, devant les Français et les Israéliens, et loin, très loin devant les Américains, qui font tout sauf de la qualité; en armement comme en voitures (comparez donc une Ford avec une Mercedes ou une Volvo), mais par contre, ça brille et c’est joli.
– Lors de la guerre de 39, un constat a été tiré par les belligérants: à savoir que malgré la mécanisation de la guerre c’était encore les hommes qui faisaient la différence; on l’a d’ailleurs vu à Stalingrad ou avec les divisions cosaques qui, à cheval et sabre au clair, faisaient la nique aux tanks allemands. Or l’Armée russe est certainement la plus entraînée, la plus importante en taille et la plus motivée lors d’un conflit.
– Je suis resté confondu à la lecture du «Rapport de la CIA : Comment sera le monde en 2020?» qui ne cite la Russie que deux ou trois fois en tout et jamais à d’importantes places, exactement comme si elle avait cessé d’exister. Mais les Russes ont toujours, et continuent, de laisser croire à leur infériorité: «Croyez seulement, cela nous arrange au final». Les derniers à être tombés dans le panneau s’appelaient Napoléon et Hitler, pas précisément des imbéciles sur un plan strictement militaire…
– Certains indices l’avaient déjà annoncé (par exemple le planté de drapeau sous l’Arctic): la Russie est aujourd’hui revenue au premier plan, économiquement et militairement, et l’affaire géorgienne est là pour le prouver: dorénavant, qui s’y frotte s’y pique, et il y a fort à parier que la «maladresse» de la Géorgie a été voulue et orchestrée par Washington afin de, justement, savoir si les Russes allaient montrer les dents, et jusqu’à quel point; ils ont accepté le Kosovo (certes en rechignant, mais pas tant que ça), peut-être allaient-ils gober l’Ossétie également. Or le constat est éloquent et le gain russe sur tous les tableaux montre à l’évidence que plus personne n’est à l’abri de leur puissance sur le continent. D’ailleurs les USA n’ont pas bronché et l’UE se sont déculottés, signe que le message est bien passé.
– On oublie trop souvent que la Russie, très discrètement, a signé des accords militaires avec la Chine et l’Inde… Une sorte de «contre-Otan» asiatique qui pourrait bien transformer la carte du monde le jour où un pays occidental.
– On m’avait passé un jour la liste de toutes les guerres qu’ont mené les USA, et un constat s’imposait: JAMAIS les Américains ne sont entrés en guerre contre une nation forte, ou en tout cas qui n’était pas au minimum plus faible qu’eux au moment du conflit.
Cette mise au point étant faite, que penser de l’attitude de Chavez? Eh bien tout d’abord qu’il est loin d’être aussi stupide qu’on veut ordinairement le prétendre. Renvoyer l’ambassadeur des USA permet à la fois de rester l’allié de la Bolivie, de marquer le coup sur le continent et de s’affirmer à l’international comme un partenaire de poids. Et cela sans aucun risque: vous l’avez peut-être oublié, mais dans 2 mois le président américain sera changé et Chavez l’a dit lui-même, a nouveau président nouvel ambassadeur… Il pourra donc renouer des relations diplomatiques normales comme si rien ne s’était passé et tout le monde aura d’ici-là oublié son insulte aux Yankees.
Par ailleurs, s’afficher avec des bombardiers russes en pleine crise de la Géorgie permet au Venezuela de dire au monde: «Vous avez vu les Russes, comme ils sont forts, comme ils sont craints? Vous avez vu comme ils sont nos copains?».
Ma conclusion sur tout ça, en revanche, rejoint celle du post ci-dessus, à savoir que Chavez, à ce jeu, a certainement les yeux plus gros que le ventre, pris à son propre jeu de l’effet boule de neige: le jour où l’armée américaine (par exemple) viendra le titiller, ce ne seront certainement pas les Russes qui viendront le tirer de ce mauvais pas! Encore que…
Micha, merci pour cet éclairage qui vient ajouter à la réflexion. Des lecteurs comme vous, on en voudrait des dizaines!
C’est gentil, mais n’oubliez pas que des lecteurs comme moi sont aussi parfois les auteurs d’ouvrages remplis d’inepties…
Ceci étant, il est également rare de rencontrer des blogs sur lesquels on a l’envie de rédiger des commentaires, alors continuez sans autre forme de procès à pondre vos billets d’intérêt public.