Qui connaît Eugène Thirion (1813-1879), commerçant et explorateur qui entreprit en 1846 la remontée de l’Orénoque ? On sait peu de choses du personnage : il n’a pas de biographie dans Wikipedia (c’est tout dire…), il est absent de la bibliothèque en ligne Gallica, et je n’ai trouvé aucune photo de lui sur Internet. On sait seulement de lui qu’il fut vice-consul de France à Ciudad Bolívar, la ville qui était au XIXe siècle le port d’entrée, sur l’Orénoque, du Venezuela intérieur. Un poste avancé et privilégié pour observer de près ce qui se passait dans le pays profond, et notamment en Guyane et en Amazonie.
L’homme était avant tout un commerçant, mais son esprit aventurier fit de lui un explorateur. Dans un récit de voyage récemment édité, intitulé Les sources de l’Orénoque, il raconte son expédition sur le grand fleuve mythique qu’avaient déjà exploré nombre de personnages fascinants, dont l’illustre naturaliste Alexander von Humboldt.
Excellent ethnographe
Le titre de l’ouvrage (qui n’est pas de l’auteur) est inexact, puisqu’Eugène Thirion n’arriva pas aux sources de l’Orénoque (il faudra attendre plus de cent ans pour qu’une expédition menée par Alain Gheerbrant y parvienne en 1950 !). Le texte, cependant, est intéressant. Eugène Thirion se révèle être un excellent ethnographe. Il observe avec soin les multiples modes de vie qu’il rencontre au long de sa navigation et ne craint pas de partager les expériences avec ses hôtes. Ainsi, il décrit les coutumes des Indiens, leurs croyances, les fêtes, la cuisine, les cérémonies religieuses, etc., avec un regard précis et méticuleux. Ses observations géographiques sont également de très grande qualité.
De son récit, il ressort une intéressante photographie de l’Amazonie vénézuélienne de cette moitié du XIXe siècle, dans sa dimension physique autant qu’humaine. L’auteur n’échappe évidemment pas aux préjugés de son époque, le siècle par excellence des découvertes (ainsi que des conquêtes et colonisations) de grandes parties du monde par les puissances du moment. La science et la connaissance autorisent tout, même les mauvais traitements infligés aux populations. Ainsi, dans la grande tradition des explorateurs de l’époque, il rapporte de son voyage de nombreux objets reçus ou volés, ne s’embarrassant pas de scrupules coupables à ce sujet.
Vingt ans plus tard, à Paris
Curieusement, on retrouve nombre de ces objets une vingtaine d’années plus tard, à l’Exposition universelle de 1867, à Paris. Eugène Thirion est alors consul du Venezuela à Paris, membre de la Commission impériale qui organise l’exposition et membre du jury international qui attribue les prix.
À ce titre, il rédige la notice de présentation du Venezuela, ainsi que le catalogue des objets exposés représentant ce pays. À nouveau, ses observations sont intéressantes. Il dresse un portrait économique du Venezuela de 1867, qu’il est passionnant (et étonnant) de lire un siècle et demi plus tard, alors que le pays est devenu le producteur de pétrole que l’on sait. Quelques extraits éclairants, qui nous donnent une idée de ce que fut le Venezuela d’avant le pétrole :
Les richesses minières :
Les produits exportés :
Une appréciation de l’état général de l’économie :
Un catalogue révélateur
Quant au catalogue de l’exposition dressé par Eugène Thirion, il nous donne aussi, au compte-gouttes, des informations révélatrices sur les objets exposés en provenance du Venezuela, notamment sur certaines coutumes des populations indiennes rencontrées par l’auteur lors de son périple dans le Haut-Orénoque. Par exemple :
(Cet extrait illustre bien l’absence de scrupules au moment de déposséder les Indiens d’un objet qu’ils vénèrent, pratique habituelle chez les explorateurs de l’époque, et qui n’a pas encore tout à fait disparu de nos jours.)
Ou encore cette intéressante description d’une tradition :
Au total, Eugène Thirion nous offre à travers ses écrits de précieuses descriptions de l’état dans lequel se trouvait le Venezuela au milieu du XIXe siècle. Même s’il ne fait pas partie de l’élite des grands explorateurs et des hommes de science illustres qui ont parcouru ce pays, ce commerçant curieux et organisé, consul de son état, a apporté des connaissances nouvelles qui nous servent encore, un siècle et demi plus tard, à comprendre l’évolution de ce pays.
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