J’étais de passage à Los Rastrojos, un hameau perdu à deux heures de piste cahotante de Chacantá, Pueblo del Sur situé lui-même à quatre heures de route de la ville de Mérida. Presque le bout du monde.
Sur le flanc opposé du village, une cascade –une belle cascade entourée de végétation luxuriante– attire aussitôt mon attention. L’endroit est d’autant plus attirant qu’il semble presque vierge de toute fréquentation humaine.
« Comment s’appelle cette cascade ? », demandé-je, intéressé, à un groupe d’habitants du lieu.
« Yessica », me répond-on.
« Yessica ?… Mais c’est le nom d’une femme… »
« Oui, c’est le nom de la première femme qui s’y est baignée ». Interloqué, je veux en savoir plus. Les villageois s’animent. À plusieurs voix, chacun renchérissant sur l’autre, ils me racontent donc l’histoire de la cascade, ou plutôt du nom de la cascade.
Dégourdie et délurée
Yessica : ainsi s’appelait une jeune fille qui, il y a quelques années, vint à Los Rastrojos avec une équipe technique du Consejo Nacional Electoral [le Conseil national électoral, l’institution chargée d’organiser les élections au Venezuela]. Son objectif : l’installation d’une machine à voter avec son antenne parabolique. Comme on peut le voir, les faits ne remontent pas très loin, le premier vote électronique datant de 2004.
Les travaux d’installation nécessitant plusieurs jours, les techniciens étaient logés par les familles villageoises, avec lesquelles ils se sont tout naturellement liés d’amitié. Comment pouvait-il en être autrement dans ce lieu retiré, dans ce paysage idyllique ? Cela a dû être une expérience unique pour ces fonctionnaires urbanisés venus de Caracas ou des grandes villes du pays.
Yessica, apparemment, était plutôt du genre dégourdi et déluré. Lorsqu’elle annonça qu’elle voulait se baigner dans la cascade, tout le monde, ou presque, la prit pour une folle. Et pour cause : l’endroit est difficile d’accès, à flanc de montagne, et seuls quelques adolescents allaient très occasionnellement s’y baigner. Et puis surtout, surtout, aucune femme n’y était encore allée ! On fit donc tout pour la décourager.
Nue ou pas nue?
Yessica n’en démordit pas. Un beau jour, elle partit, seule et résolue, vers la cascade. Autant dire que, dans le village, ce fut l’attraction de l’année ! Tous les habitants de Los Rastrojos la suivirent du regard, durant sa longue descente dans la vallée, puis lors de sa remontée sur la montagne d’en face. Au terme d’une longue marche, elle arriva finalement sur le lieu.
Puis elle se baigna, longuement, dans les eaux diaphanes venues de la montagne. Certains ajoutent qu’elle était nue, d’autres affirment que non, mais comment en être sûr à une telle distance? Quoi qu’il en soit, ce doute quant à la nudité de la belle n’a fait qu’ajouter un piment supplémentaire à l’évènement. Les hommes, en particulier, en parlent encore avec une petite flamme dans les yeux.
La cascade, qui étrangement n’avait pas de nom, subitement en a eu un. Ce nom s’imposa tout naturellement : ce sera celui de la première femme qui s’y baigna, osant vaincre les interdits et affronter les préjugés.
Bel hommage à cette Yessica devenue presque mythique dans le village, qui n’est jamais revenue à Los Rastrojos et ne sait sans doute pas qu’une cascade y porte à jamais son nom.