C’est un lecteur assidu qui a attiré mon attention sur ce détail que bien peu de personnes connaissent : Robinson Crusoé ne s’est pas échoué sur l’île qui porte maintenant son nom, située à 600 kilomètres au large des côtes chiliennes, mais bien sur une île proche du delta de l’Orénoque, c’est-à-dire dans ce qui est maintenant le territoire du Venezuela !
Le titre original du récit de Daniel Defoe, publié en 1719, ne laisse aucun doute à ce sujet (voir ci-dessus). Traduit en français, cela donne : La Vie et les aventures étranges et surprenantes de Robinson Crusoé de York, marin, qui vécut 28 ans sur une île déserte sur la côte de l’Amérique, près de l’embouchure du grand fleuve Orénoque, suite à un naufrage où tous périrent à l’exception de lui-même, et comment il fut délivré d’une manière tout aussi étrange par des pirates. Écrit par lui-même.
D’où vient la confusion ? Il s’agit de l’habituelle confusion entre fiction et réalité. Pour écrire son roman, Daniel Defoe s’est en effet librement inspiré d’un fait réel : de 1704 à 1709, un marin écossais nommé Alexandre Selkirk a effectivement passé quatre ans et quatre mois sur une île déserte appartenant à l’archipel Juan Fernández, l’île Más a Tierra, en plein océan Pacifique, celle-là même qui depuis 1966, a pris le nom d’île Robinson Crusoé. (Le nom d’Alexandre Selkirk a été donné, lui, à une autre île du même archipel.)
Une aventure qui fascine
À son retour à Londres en 1711, l’aventure d’Alexandre Selkirk fascine. Le capitaine du bateau qui l’a sauvé, le corsaire Woodes Rogers, en parle dans le récit de voyage qu’il publie en 1712, A Cruising Voyage Round the World. L’écrivain et journaliste Richard Steele publiera également l’histoire du rescapé dans son journal El Englishman en 1713. Il est donc probable que Daniel Defoe ait connu ces textes et se soit inspiré (entre autres sources) de l’extraordinaire aventure d’Alexandre Selkirk pour écrire son Robinson Crusoé, œuvre impérissable considérée par beaucoup comme le premier roman de langue anglaise.
Cependant, son récit est une fiction et comme telle, l’auteur avait le droit d’en situer l’action n’importe où dans le monde. Daniel Defoe a choisi, comme l’indique le titre complet de son roman, une île proche de l’embouchure de l’Orénoque. Dans le texte même de Robinson Crusoé, quelques précisions sont données sur cet endroit. À un point du récit, l’auteur décrit comment le navire dévia à la suite d’une première tempête :
(…) il se trouva avoir gagné la côte de la Guyane, ou partie septentrionale du Brésil, au-delà du fleuve des Amazones, vers l’Orénoque, communément appelé la Grande Rivière. (…) Après avoir examiné (…) les cartes des côtes maritimes de l’Amérique, nous conclûmes qu’il n’y avait point de pays habité où nous pourrions relâcher avant que nous eussions atteint l’archipel des Caraïbes. Nous résolûmes donc de faire voile vers la Barbade, où nous espérions, en gardant la haute mer pour éviter l’entrée du golfe du Mexique, pouvoir aisément parvenir en quinze jours de navigation, d’autant qu’il nous était impossible de faire notre voyage à la côte d’Afrique sans des secours, et pour notre vaisseau et pour nous-mêmes.
Dans ce dessein, nous changeâmes de route, et nous gouvernâmes Nord-Ouest quart Ouest, afin d’atteindre une de nos îles anglaises, où je comptais recevoir quelque assistance. Mais il en devait être autrement ; car, par les douze degrés dix-huit minutes de latitude, nous fûmes assaillis par une seconde tempête qui nous emporta avec la même impétuosité vers l’Ouest, et nous poussa si loin hors de toute route fréquentée, que si nos existences avaient été sauvées quant à la mer, nous aurions eu plutôt la chance d’être dévorés par les Sauvages que celle de retourner en notre pays (pp. 51-52, éd. Feedbooks, 2006).
C’est là qu’eut lieu le naufrage, sans autre précision. Mais les indications géographiques données laissent croire qu’on se trouvait bien quelque part à proximité des bouches de l’Orénoque.
Longues conversations
Les autres mentions de l’Orénoque interviennent bien plus tard dans le récit. Robinson Crusoé a déjà rencontré Vendredi et commencé à l’éduquer. Il a de longues conversations avec son nouvel ami :
Après que j’eus eu cet entretien avec lui, je lui demandai combien il y avait de notre île au continent, et si les canots rarement périssaient. Il me répondit qu’il n’y avait point de danger, que jamais il ne se perdait un canot ; qu’un peu plus en avant en mer on trouvait dans la matinée toujours le même courant et le même vent, et dans l’après-midi un vent et un courant opposés.
Je m’imaginai d’abord que ce n’était autre chose que les mouvements de la marée, le jusant et le flot ; mais je compris dans la suite que la cause de cela était le grand flux et reflux de la puissante rivière de l’Orénoque, –dans l’embouchure de laquelle, comme je le reconnus plus tard, notre île était située, et que la terre que je découvrais à l’Ouest et au Nord-Ouest était la grand île de la Trinité, sise à la pointe septentrionale des bouches de ce fleuve. J’adressai à Vendredi mille questions touchant la contrée, les habitants, la mer, les côtes et les peuples qui en étaient voisins, et il me dit tout ce qu’il savait avec la plus grande ouverture de cœur imaginable. Je lui demandai aussi les noms de ces différentes nations ; mais je ne pus obtenir pour toute réponse que Caribs, d’où je déduisis aisément que c’étaient les Caribes, que nos cartes placent dans cette partie de l’Amérique qui s’étend de l’embouchure du fleuve de l’Orénoque vers la Guyane et jusqu’à Sainte-Marthe. Il me raconta que bien loin par delà la lune, il voulait dire par delà le couchant de la lune, ce qui doit être à l’Ouest de leur contrée, il y avait, me montrant du doigt mes grandes moustaches, dont autrefois je fis mention, des hommes blancs et barbus comme moi, et qu’ils avaient tué beaucoup hommes, ce fut son expression. Je compris qu’il désignait par là les Espagnols, dont les cruautés en Amérique se sont étendues sur touts ces pays, cruautés dont chaque nation garde un souvenir qui se transmet de père en fils. (id., p. 251)
Que retenir de tout cela ? Que Daniel Defoe avait étudié de près les cartes de son époque pour situer avec autant de précisions l’action de son récit, qu’il veut la plus réaliste possible. Qu’il exprime aussi les vues que, depuis l’Angleterre, on avait de l’Amérique du Sud à cette époque : l’existence des Sauvages (avec une majuscule), la cruauté des Espagnols, etc.
Il semble bien en tout cas -et c’est là la magie de la littérature- que les aventures de Robinson Crusoé vont bien au-delà de celles d’Alexandre Selkirk, en raison de tous les enseignements que le roman de Daniel Defoe apporte : une réflexion morale sur le colonialisme et la nature humaine, une réflexion religieuse sur l’existence de Dieu, une réflexion économique qui intéressa Karl Marx lui-même (l’expérience solitaire de Crusoé sur son île montrant, de ce point de vue, que la valeur économique du travail est supérieure à celle du capital).
Pour la petite histoire, il apparaît aussi que le brave Vendredi, tout personnage de fiction qu’il soit, était bel et bien « vénézuélien » !
Au bout du compte, on peut regretter que le Chili, confondant la fiction et la réalité et désirant sans doute surfer sur le succès international du livre, ait tout bonnement annexé Robinson Crusoé en donnant son nom à une île qui n’a qu’un lien fort ténu avec le personnage. Quant à Alexandre Selkirk –personnage bien réel, lui–, le pauvre n’a eu droit qu’à une île où il n’a jamais mis les pieds…
Si une île Robinson Crusoé devait exister, c’est bien quelque part à l’embouchure de l’Orénoque qu’elle devrait se trouver.
C’est assez curieux que Daniel Defoe aie choisi de transposer l’aventure plus près de la « civilisation » que du « rêve » , en plein Pacifique .
Effectivement , il a dû penser à ce qu’il pourrait en tirer . D’emblée son choix se différencie de celui d’un Jules Verne , lequel éloigne son île mystérieuse de tout .
Quant au Chili , effectivement , nommer une île du nom d’un illustre personnage de fiction se déroulant ailleurs plutôt que d’un authentique personnage qui y a vraiment séjourné est significatif d’une démarche à la Disney . Il ne manque plus que de déguiser un Robinson pour créer une attraction . Et on n’en est pas loin avec la téléréalité …
Le Signor Robinson du film italien , qui fait référence à Robinson Crusoé ( il se retrouve là où Robinson Crusoë est censé avoir séjourné ) , se situe clairement dans la veine de Defoe , en l’actualisant : le colonisateur échoue : aveugle et sourd au reste du monde , rétif à la Nature qu’il ne peut dompter , il ne conçoit pas d’autre société que celle dont il souffre pourtant de façon névrotique .
Sur Dieu , c’est assez marrant , car si cet indécrottable occidental méprise les croyances locales , il en vient à craindre le Dieu du Volcan de l’île , qui gronde à chaque fois que cet incrédule se permet de s’en moquer .
Sur le travail (pour rejoindre la question marxienne fondamentale ) , il ne produit rien et ça se retourne contre lui .
Le peuple qu’il rencontre parle une langue inconnue , l’accepte , mais le soumet à des rites qui le dépassent .
Il existe aussi une version où Robinson décuple sa force de travail par sa capacité à construire des machines . Cet homme semble une fourmi face à la Nature .Il semble condamné à vaincre la Nature pour ne pas périr .
Et voici la version que Buñuel en a fait en 1954. Film rare, que je viens de trouver sur Youtube (en anglais, s-t. esp.) :