Politiquement incorrect

Le comandante dans son labyrinthe

L’autre jour, je déjeunais à El Molino, petit village confiné dans une vallée des Andes vénézuéliennes. Comme de bien entendu, la télévision était allumée. C’est (malheureusement) la règle dans ces contrées.

Pas de telenovela ce midi-là (tant pis pour La Hija del Mariachi, on en verra le prochain épisode demain), car l’antenne avait été réquisitionnée par le Comandante, Hugo Chávez en personne. Ce n’est pas rare. Tout comme Sarkozy, notre prési a la faculté légale de se réserver des temps d’antenne. Simplement, au lieu de 90 minutes tous les six mois, Chávez occupe au moins le double chaque semaine, sans compter sa propre émission Aló Presidente, qui peut durer 3 ou 4 heures le dimanche après-midi! Soit. L’utilisation de la télévision par Hugo Chávez n’est pas le sujet de ce billet.

Ce jour-là, il inaugurait à Barinas je ne sais quelle nouvelle entreprise agricole, une de ces initiatives gouvernementales appelées à préfigurer le socialisme dans le pays. Devant lui, un parterre d’invités de circonstance : l’un ou l’autre ministre, quelques généraux, les inévitables autorités locales, un groupe sélectionné de militants de base. Derrière lui, à titre de paysage, un immense champ irrigué par aspersion. Remarquable contraste entre la chemise rouge du président et le vert de l’arrière-plan.

Du grand Chávez

Le président pérorait, improvisant librement autour de quelques notes sans doute gribouillées à la va-vite. Comme à son habitude. Il est inlassable. Objectif de toujours : (re)mobiliser les troupes. Rien à dire, il le fait bien, avec brio, énormément de pédagogie, une bonne dose de charisme, pas mal d’humour et un cœur grand comme ça. Il y croit, à sa révolution. Il veut que les autres y croient. Et il se donne à fond pour cela.

Il parlait de construction du socialisme, du bien commun, avec des accents quasi-religieux. Immense et beau projet : la justice sociale, la fraternité, l’égalité… Il a le ton juste, mobilisateur (sauf pour ceux, bien entendu, qui n’accepteront jamais de se mobiliser pour de tels idéaux). Du grand Chávez.

Et là, tout à coup, j’ai eu pitié du personnage. Littéralement pitié. Je me suis dit : « Le pauvre, il n’y arrivera jamais! ». Car, sur qui et sur quoi peut-il compter? Sur ce parterre de ministres et militaires dont on se demande toujours s’il ne vont pas retourner leur veste à la première occasion? Sur ces dignitaires locaux devenus rouges par nécessité de survie politique? Sur un parti qui risque de devenir bientôt la copie conforme de Acción Democrática (le parti-phare de la IVe république, qui fut lui aussi, en son temps, « révolutionnaire », ne l’oublions pas) ? Ou encore sur ce petit peuple qui voit avant tout dans le processus en cours son intérêt à court terme? On a bien l’impression que les appuis solides (même s’il y en a quelques-uns) ne sont pas légion. Au-delà du politique, on perçoit la relative fragilité sociologique du processus.

Recréer l’humain

Chávez, qui est un fin nez politique, ne doit pas être dupe de cette réalité. Il doit bien se rendre compte que, pour réussir dans la folle entreprise dans laquelle il s’est lancé, il a besoin rien de moins que de fonder un homme nouveau. Recréer l’humain. C’est-à-dire, dans notre cas concret, changer le Vénézuélien, une personne généralement individualiste, spontanée, allergique à l’organisation, peu consciente du bien commun… Rude tâche s’il en est!

Tous les révolutionnaires, à un moment ou l’autre de leur trajectoire, se sont frottés à ce mur : on ne change (malheureusement) pas l’humain. Et tous, sans exception, ont manqué leur objectif final. Voyez Robespierre, Lénine, Mao, Castro… Faute de pouvoir créer cet homme nouveau, qu’est-il advenu de leurs grands idéaux révolutionnaires?

Entendons-vous bien : ces révolutionnaires, même perdants, ont souvent eu un rôle socialement utile. Et, de son côté, Hugo Chávez a eu -a encore- un rôle politique majeur au Venezuela. Il a donné une voix aux sans voix, il a donné l’espoir à ceux qui n’en avaient plus, il a bousculé l’establishment. Historiquement, dans ce pays où personne ne se posait de question sur l’ordonnancement social, c’est énorme. Après Chávez, le Venezuela ne sera plus jamais comme avant. Mais pourra-t-il aller plus loin?

À analyser les diverses révolutions dans l’histoire, rien n’est moins sûr. L’impression qui prévaut est que le Comandante, comme d’autres avant lui, est entré dans son labyrinthe.

Photo : C.G. Rawlins / Reuters

5 réflexions sur “Le comandante dans son labyrinthe

  1. Bonjour Jean-Luc,
    Oupalay, tu en parles comme si tu annonçais l’automne précoce du patriarche 🙂 En fait, tout ceci pourrait être possible si la corruption et la cupidité de l’Homme n’était pas tjrs présente. Je vais de ce pas relire Orwell.

  2. Le style de cette personne qui parle de notre président et de notre pays, en ce moment si important de son histoire, révèle mépris, ironie et… ignorance de notre réalité vécue dans le peuple pauvre. Sans doute un touriste qui a circulé dans les milieux « bien » et à l’aise, qui ne savent que dénigrer leur pays et taiter le peuple pauvre de « racaille ». C’est lamentable. J’aurais pu lui montrer la réalité de mon quartier populaire, sans maquillage.

  3. Bernadette,

    Le « touriste » dont vous parlez vit au Venezuela depuis 1983 et évite comme la peste les milieux « bien » et à l’aise. Au contraire, il travaille dans un projet de développement rural, auprès de petits paysans pauvres, les plus délaissés parmi les délaissés.

    Relisez l’article pour ce qu’il dit : il dit que Chávez a eu un rôle historique majeur au Venezuela. Mais il dit aussi que le succès est loin d’être sûr (et cela ne dépend pas de l’individu Chávez). Car le billet est aussi et surtout une réflexion sur la possibilité historique des révolutions et sur l’enfermement inévitable des révolutionnaires dans leur labyrinthe. Et cela, notre président, moins bien entouré et appuyé que d’autres révolutionnaires avant lui, dans un pays socialement bien moins préparé à la révolution, ne pourra l’éviter, tôt ou tard.

  4. Jean Luc,
    Bravo pour cet article et pour ta réponse à Bernadette, qui visiblement, ne l’avait pas lu correctement. Je retrouve un peu là une forme d’intolérance, dès lors que l’on porte un regard critique sur les évènements survenant dans ce pays. Je retrouve les mêmes critiques lorsque je discute avec un ami vénézuélien, très impliqué dans le processus bolivarien (il est ambassadeur en Côte d’Ivoire, après avoir été enseignant à l’IUPEM à Maturin). Lorsque je lui expose certains faits qui me choquent (je suis quand même de gauche), il se moque gentiment de mon interprétation bien française de la « révolution bolivarienne », me rétorquant que je ne peux pas comprendre ce processus. J’ai pu constater lors de mes différents séjours que, s’il est très facile de parler avec des Vénézuéliens, ils sont par contre très susceptibles dès que l’on commence à critiquer certains aspects du pays, même si on l’aime comme c’est mon cas.
    J’ai parcouru toutes les archives de ton blog, ne l’ayant découvert que depuis peu et je n’ai qu’un mot à dire: « Bravo ».
    Continue comme ça.

  5. Il faut se méfier de toute généralité, les vénézuéliens sont multiples. Certes ils aiment leur pays, mais ils ne sont pas dupes de tout. Attention aux clichés, vénézuéliens inclus.

    Concernant le billet de Jean-Luc, je m’y retrouve pour bonne part, sauf que le Labyrinthe renvoie surtout à Bolivar et à l’histoire propre du Venezuela. En attendant beaucoup d’indicateurs sont aux rouges et menacent ce qui a été construit, même si l’on considère que ce n’est pas suffisant, à l’échelle des difficultés internes c’est plus que méritant.

    Hugo Chavez n’a pas vraiment d’équivalent dans l’histoire et je ne pense pas qu’il soit si enfermé que ça, il y a encore de quoi faire… Il faudrait se défaire d’un jargon politique et aborder les difficultés de front. L’homme nouveau moi, ça me fait peur et c’est un non sens. Les humains sont perfectibles mais de là à les changer je rigole.

    Aux vénézuéliens de comprendre que si ils n’exercent pas un jugement critique profond sur certains mécanismes, ils continueront à répéter les mêmes travers. Et ils pourraient être une seconde fois depuis Bolivar les grands perdants. Ce que Chavez a pu mettre en oeuvre est important, mais il importe qu’il ne soit pas le seul à ramer dans le bon sens.

    La révolution bolivarienne a besoin de gens lucides, compétents et critique au bon sens du terme, c’est à dire en mesure d’analyser les causes. L’enjeu est un enjeu de savoir, de responsabilité. La mue sera longue et elle est en route. Tenons le cap !

    Cordialement,

    Lionel

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