Gastronomique/Historique/Traditionnel

Le casabe, patrimoine culinaire précolombien

Lorsque l’on fait référence à la nourriture de base des peuples originaires de l’Amérique latine, on pense immédiatement au maïs. Ce n’est pas faux, mais on devrait ajouter la yuca, si l’on veut s’approcher au plus juste de la réalité de la géographie et de l’histoire culturelle du continent. En effet, il est reconnu que l’alimentation précolombienne s’organisait autour du maïs et de la yuca, deux mets de base qui se complémentaient de protéines animales –produit de la chasse et de la pêche– et étaient condimentés de piment.

Yuca (Manihot esculenta)

Yuca (Manihot esculenta)

La yuca, appelée aussi, selon les régions, mandioca, manioc, mañoco ou tapioca (Manihot esculenta Crantz) est un arbuste de la famille des Euforbiaceae, à feuilles palmées, qui peut mesurer jusqu’à trois mètres de haut. La partie comestible est constituée par les abondantes racines de la plante, bien que dans certains endroits on en consomme aussi les feuilles. Il en existe deux variétés : la yuca douce, que l’on mange généralement bouillie ou frite, et la yuca amère, qui contient de grandes quantités de glucosides cyanogéniques et doit être détoxifiée avant sa consommation.

Très versatile

Selon les recherches archéologiques, la yuca a commencé à se cultiver il y a 4000 ans au Pérou, étant l’une des premières cultures domestiquées sur le continent américain, qui a précédé le maïs dans beaucoup de régions. Toujours actuellement, la plante constitue l’aliment de base de nombreuses populations, sa culture s’étendant depuis le nord de l’Argentine jusqu’au Mexique, y compris les Caraïbes. La yuca est en effet très versatile et s’accommode de toutes sortes de milieux, qu’ils soient humides ou secs.

Le Venezuela se trouve au centre de l’aire d’extension de la yuca. Toutes les ethnies originaires du pays la connaissent, la cultivent et en ont fait la base de leur alimentation. L’un de ses principaux sous-produits est le casabe, sorte de galette élaborée à partir de la farine de yuca (appelée cassave en Guyane et dans les Antilles françaises). L’invention du casabe fut capitale : en effet, elle donna aux indigènes la possibilité de stocker des aliments et donc de disposer d’un produit leur permettant de survivre en cas de pénurie.

Léger et peu périssable

L'élaboration du casabe (gravure du 18e siècle)

L’élaboration du casabe (gravure du 18e siècle)

Selon les historiens, au début de l’époque coloniale, sa consommation se limitait aux indigènes, car les colonisateurs espagnols la considéraient comme un aliment insipide, dont la consistance, qui plus est, leur rappelait la sciure ! « Indio no es gente, ni casabe pan » [Les indiens ne sont pas des gens, et le casabe n’est pas du pain], dit un proverbe qui a survécu à cette époque.

Toutefois, étant donné qu’il ne leur était pas possible de cultiver le blé en raison des températures trop élevées dans beaucoup de régions, les Espagnols en arrivèrent à comprendre l’avantage que signifiait de pouvoir disposer du casabe, un aliment léger et peu périssable, qui pouvait être conservé et transporté sans difficulté. Aussi apprirent-ils des indigènes la façon d’élaborer l’aliment à partir de la yuca amère et finirent-ils par l’adopter. Ce fut aussi le cas des esclaves africains, qui en firent un élément de base de leur alimentation.

Toujours actuellement, la yuca et le casabe sont des mets essentiels de la cuisine populaire vénézuélienne. La plupart des ethnies indigènes continuent à en faire le fondement de leur alimentation, que ce soit sous forme de casabe ou de cachiri (boisson fermentée à base de yuca). Seules les élites blanches les ont longtemps dépréciées, situation qui commence cependant à changer depuis quelques années.

Un poison violent

La préparation du casabe nécessite un soin particulier, car la racine de la yuca amère contient une quantité élevée d’acide cyanhydrique ou prussique, solution aqueuse du cyanure d’hydrogène, un poison violent qui peut causer la mort chez l’homme. Cet acide est libéré sous l’action d’enzymes lorsque les racines sont rapées ou moulues, puis transformées en farine et séchées.

Ce long processus est donc celui utilisé traditionnellement, tel un patron commun, dans toutes les régions d’Amérique du Sud et des Antilles. La vidéo qui suit montre les étapes de l’élaboration du casabe par une communauté Jivi de l’état d’Apure, au sud du Venezuela :

À remarquer l’utilisation d’un sebucán, ustensile fait de lianes tressées servant à extraire par pression l’acide cyanhydrique de la yuca rapée.

Mécanisation

Amuse-gueules de casabito

Amuse-gueules de casabito

Depuis une trentaine d’années, la fabrication du casabe s’est mécanisée dans de petites unités de production familiales devenues parfois de petites ou moyennes entreprises. Le casabe est maintenant disponible dans tous les supermarchés du pays. On y trouve même des casabitos, mini-casabes de quelque trois centimètres de diamètre utilisés comme base pour les amuse-gueules les plus variés. Voici donc que le casabe entre dans les salons huppés de la capitale !

Indépendamment de cette promotion sociale, le casabe, ce vulgaire « pain » indigène jadis dénigré par les Espagnols, doit être considéré, au même titre que le hamac et les maracas, comme l’un des apports les plus importants des civilisations précolombiennes au Venezuela actuel.

Le casabe est un véritable patrimoine culinaire, non seulement national, mais encore continental, qui nous est venu en droite ligne des premiers habitants de l’Amérique. Bon appétit !

14 réflexions sur “Le casabe, patrimoine culinaire précolombien

  1. C’est malin… à la vue des photos les souvenirs reviennent, et l’eau à la bouche !
    Comment fait-on, ici en France, pour s’en grignoter une ?
    Allez, sans rancune…

      • Hélas non Jean-Louis, le Val de Loire n’est pas à notre connaissance un territoire bien équipé en ce domaine. Il y a bien un bar à Tours tenu par un natif, mais il y sert des… tapas.
        A propos de cuisine, après avoir traité du casabe, de l’arepa (là çà va, on trouve la harina Pan sur internet), de la cachapa et de la hallaca (des années loin de ce plat faute de Noël sur place), que reste-t-il à évoquer ?
        Los dulces de guayaba o de lechosa (mmm…) ? Los huevos chimbos ! Los buñelos ? Los quesos de mano o de tela ? La chicha o el ponche crema ? Sans oublier l’inévitable Pabellón et ses caraotas negras, ou autres mondogos ou sancochos… Cuisine de terroir, comme on dit par ici.
        Bref : à quand une rubrique recettes 😉
        Ne soyons pas mesquins, l’excellent livre des « Recetas olvidadas » des Andes vénézuéliennes que tu nous as très justement recommandé ici traite parfaitement de cet aspect de la culture populaire. Mais il ne résout pas notre problème d’ingrédients, au contraire !
        Et si par hasard tu tombes sur « El pan nuestro de cada día » par Rafael Cartay publié en 2002 par la Fundación Bigott, n’hésite pas, il est très documenté et bourré de recettes.
        Cazabe, p 52, processus illustré de photos, « otro cambio, pero más reciente, consiste en untar cazabe con mantequilla, espolvorearle queso parmesano rallado y ponerlo en el horno durante unos 10 minutos. (…) Pruébelo, que es un bocado, como dice Alvarado, si no es de cardenal, al menos de cura de aldea ».
        Bon appétit !

      • Je connais le livre de Rafael Cartay. Tout à fait recommandable. Et effectivement, le casabe saupoudré de parmesan puis grillé, c’est vraiment délicieux ! Continuez à rêver depuis votre Val de Loire !

      • Merci ! Un voyage vers cette seconde patrie qu’est le Venezuela ne saurait tarder, pour refaire le plein.
        Et pardon pour le tutoiement, je m’y suis cru, m’adressant dans la langue de Bolivar. C’est dire si votre blog nous transporte !

      • Pas de problème pour le tutoiement :-). Si moi je te vouvoie (c’est-à-dire que je ne vous tutoie pas…), c’est parce que je vois deux noms : Lidys et Michel.

      • Le Val de Loire est une zone trop à l’écart de la mondialisation (enfin pour certains aspects : Dans ce cas pour manger des casabes , le mieux est d’aller à Paris . Je pense même qu’on devrait mettre Paris dans la liste des villes-phares de la gastronomie du Venezuela .
        D’ailleurs , le Michelin qui est fort apte à en juger est prêt à le faire .

        Sinon , à Mada , on ne consomme que chaudes (et cuites ) les feuilles de « mahôgo » ( nom local du manioc ) . Pas de salades à ma connaissance mais ça doit être délicieux .

        Mais les ingrédients , on peut peut-être en trouver dans les petites épiceries exotiques ? ( avec des produits importés directement du pays , sans passer par les chaînes ) . Et même il existe une micro production « délocalisée » ici ( dans le sud de la France ) pour la consommation locale des exilés ….Après tout la patate a réussi son intégration …

      • Salut Jean-Luc !
        Faut que je demande aux Malgaches ! Il y en a dans le sud de la France où le climat permet de faire pousser certaines plantes qui ne poussent pas ici à Paris .
        Je te dirai si j’arrive à avoir une info précise .

        Ils font pousser des brèdes mafana ( feuilles chaudes , une plante à petites fleurs jaunes qui permet de faire un « jus clair » délicieux ) par exemple .

        A +

  2. Très intéressant ! et cette histoire d’acide prussique est surprenante : manger un aliment qui contenait un violent poisson ( celui-là même utilisé dans les chambres à gaz) .
    On consomme beaucoup de manioc à Madagascar aussi et c’est un aliment pour la population pauvre ( mais pas seulement ) , plutôt sur les côtes ( où il fait plus chaud)
    Il pousse partout et sans trop de soin ( contrairement au riz ) , il est aussi très riche en éléments nutritifs et par exemple on en donne le jus de cuisson en complément aux enfants , qui s’en trouvent bien portants .Les parents des enfants grands et vigoureux ne manquent pas de signaler qu’ils les ont nourris au jus de manioc .
    Par contre il s’agit de l’espèce douce : on fait cuire les tubercules dans de l’eau ( ou sous la cendre me semble-t-il ) et on les mange ainsi – c’est délicieux .
    Par contre effectivement on mange aussi les feuilles séchées et pilées qui permettent de cuisiner un plat fameux et populaire , le ravitoto ny sy hena ( prononcer rav’tout’ ) , en y ajoutant de la viande et du lait de coco . a cuisson dure des heures dans une marmite mais bon le résultat valait la peine d’être patient .
    Il est donc très surprenant que les Précolombiens , qui connaissent le manioc depuis des millénaires , n’en mangent pas les délicieuses feuilles aussi .( les Malgaches disent « attache la langue ») .

    Sinon ce manioc est décidément révolutionnaire par soi , puisque les résistants vietnamiens en cultivaient dans les forêts – ça pousse partout et ça se détecte moins que le riz !

    • Merci J-P pour ce témoignage sur la yuca (ou manioc) sous d’autres cieux que le Venezuela. Intéressant.

      Comme je le dis dans mon article, on mange aussi les feuilles dans certaines régions du Venezuela. J’ai moi-même goûté à une salade faite de jeunes feuilles de yuca assaisonnées avec sésame et vinaigrette. Excellent !

  3. Reblogged this on socapri and commented:
    This is a very good documentary that explains the Art of ‘Casabe’ fabrication a culinary treasure from my dear Venezuela, made by the aborigines and a heritage from my father’s cultural background. The casabe is a great source of fiber, low fat and perfect companion to the winter’s hot soups…

  4. Pour le moment je n’ai pas d’adresse pour aller voir les Malgaches qui cultivent des plantes comestibles ; en effet ça marche par le bouche-oreille et hors-commerce …
    Dans la région parisienne il y a seulement les « Bazar be » ( grand bazar ) mais on y trouve plutôt de l’épicerie .
    Le Manioc est courant chez les Asiatiques , ainsi que les « brèdes mafana » , voire les feuilles de manioc pilées ( consommées cuites au lait de coco et viande ) .

  5. Pingback: Les ressources des peuples originaires d’Abya Yala (continent américain) – Peuples autochtones d'Abya Yala

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