Musical/Religieux/Traditionnel

La fête de San Isidro : rite chrétien, rite païen

Fête de San Isidro dans les Andes du Venezuela

Une danse des « indiens Cospes » devant l’église

Dans les Andes du Venezuela, le mois de mai n’est pas seulement le mois de la Vierge Marie, il est aussi (et surtout) le mois de san Isidro Labrador [Saint Isidore le laboureur]. Du 15 mai (jour du saint) à la fin du mois, les festivités dédiées à san Isidro se succèdent dans les villages andins.

Comment expliquer la grande popularité de ce saint dans les Andes ? Essentiellement parce que dans cette région éminemment agricole, les petits paysans s’identifient à un saint qui leur ressemble. En effet, Isidro de Merlo y Quintana –c’était son vrai nom– a travaillé toute sa vie dans les champs. Né en 1082 à Madrid (ville dont il est devenu le saint patron), il doit quitter la ville pour la campagne à l’arrivée des Sarrasins. Très dévot, il aurait accompli plusieurs miracles. C’est grâce à ses prières, dit-on, qu’il fit monter l’eau d’un puits dans lequel son fils était tombé. Il aurait aussi fait jaillir une source à une époque de grande sécheresse. Un jour, son maître le surprit en train de prier tandis que des anges conduisaient sa charrue.

Fort syncrétisme

C’est cette dernière image qui a été retenue dans la tradition populaire : on représente généralement san Isidro vêtu en paysan, en prière, accompagné d’anges qui labourent pour lui… De quoi attirer l’attention d’un petit paysan !

San Iisdro Labrador

La représentation traditionnelle de san Isidro

Ses origines espagnoles ont évidemment favorisé la diffusion de ce saint laboureur dans tous les pays d’Amérique latine. Dans les Andes du Venezuela, un grand nombre de chapelles lui sont consacrées ; il n’est pas une église où ne figure sa statue ou son image. La fête de san Isidro, traditionnellement très colorée, est aussi l’une des plus importantes de l’année.

Mais ne vous fiez pas trop au caractère exclusivement chrétien de ces festivités. Comme toujours en Amérique latine, un fort syncrétisme caractérise les manifestations religieuses. En effet, pour pouvoir s’imposer, le rite chrétien a dû se superposer à des rites païens antérieurs. Le catholicisme n’est ici, en définitive, qu’une espèce de couche superficielle appliquée sur un substrat religieux plus ancien et plus profond qui touche souvent à l’animisme. L’héritage spirituel des premières nations qui ont peuplé le territoire n’a donc pas disparu. S’il reste dissimulé aux yeux d’un observateur superficiel, ce paganisme se révèle clairement lors de festivités religieuses qui permettent, tel un carnaval, un certain relâchement social.

Le côté païen

La semaine dernière, j’ai assisté aux fêtes de san Isidro dans la petite localité de San José, l’un des Pueblos del Sur de Mérida. Les festivités durent une journée complète. Elles consistent à transporter le saint depuis une chapelle qui lui est consacrée jusqu’à l’église du village, où sera célébrée une messe en son honneur : une procession d’une dizaine de kilomètres ponctuée de haltes en des lieux déterminés. (Cette modalité est également utilisée pour d’autres saints vénérés dans la région, comme san Benito, santa Rita, san Antonio, etc.) Sur le lieu de départ, le prêtre du village donne sa bénédiction au cortège. La statue du saint, placée sur un véhicule spécialement décoré de fruits, de légumes et de fleurs, est accompagnée d’une confrérie d’une trentaine de dévots.

La danse de san Isidro

Le claquement des pieds et des bâtons

C’est ici que commence le côté païen de la chose. Car les « dévots » sont en fait des locainas, des grandes folles qui font plutôt penser à un carnaval qu’à une manifestation religieuse. Derrière les masques et les perruques, il y a des hommes déguisés le plus souvent en femmes, et quelques femmes et enfants. Les accompagne un groupe de musiciens (violon, cuatro, tambour, maracas). Leur pas de danse ? Un rythme régulier basé sur le claquement des pieds sur le sol et le choc violent de bâtons tenus en main. Un mouvement indéniablement d’origine amérindienne.

Le cortège démarre, suivi par les voisins, à pied, en moto ou en voiture. Il y aura trois haltes le long du parcours. À chacune d’elles se joint une autre confrérie. La plus spectaculaire sera celle des « Indiens Cospes », une vingtaine de personnes au corps complètement peint en noir, arborant une jolie coiffe de plumes et un arc à flèche symbolique. Et toujours la même danse, le même battement régulier des pieds et des bâtons. Le dernier groupe sera celui des petits enfants, qui se joignent à la fête à l’entrée même du village.

Bruit d’enfer

Fête de San Isidro, Venezuela

Un masque traditionnel…

Entre-temps, le cortège s’est grossi de plusieurs centaines de personnes. Une fois entré dans le village, il fait le tour de la place. Chacune des quatre confréries effectue ensuite sa danse sur le parvis de l’église avant de pénétrer dans celle-ci, dans un bruit d’enfer produit par l’écho. Le saint entre enfin, porté sur l’épaule par quatre hommes et accompagné du prêtre de la paroisse. La statue de san Isidro est alors installée bien en vue sur un côté du chœur. La messe peut commencer.

Une fois la cérémonie terminée, on entre dans une nouvelle phase, qui n’est plus à proprement parler religieuse. Le prêtre s’est retiré, tandis que les fidèles s’installent sur la place pour y manger et surtout y boire. Durant tout l’après midi et jusque tard dans la soirée, la fête bat son plein. Un autre paganisme s’installe, dont le dieu est l’alcool.

Transformation et modernisation

Fête de San Isidro en Venezuela

…et un masque moderne

Pour vous mettre dans l’ambiance, je vous ai préparé un diaporama qui retrace cette journée. Vous y verrez le déroulement de la procession ainsi que les danses des diverses confréries. Vous y verrez aussi les masques : les traditionnels, faits de papier mâché, et les modernes, achetés dans le commerce, qui ressemblent plutôt à ceux de Halloween. Vous y verrez les vêtements :  les traditionnels faits de franges de tissus colorés (ou même de papier), les modernes plus libres et plus chers. Vous y verrez les chaussures : les traditionnelles sont des alpargatas(espadrilles), que seuls les Indiens Cospes portaient, les modernes sont des tennis ou des baskets.

Traditionnellement aussi, une fête de san Isidro ne se conçoit pas sans la présence de bœufs, attachés deux par deux à un joug et décorés de milles fleurs. À San José, cette année, personne n’avait amené ses bœufs dans le défilé…

Faute d’un encadrement strict qui ferait respecter les traditions (les confréries ne sont pas très structurées et n’ont pas conscience de leur valeur patrimoniale), on se trouve donc en présence d’un phénomène de transformation et modernisation des costumes et des attitudes. Certaines locainas auraient plus leur place dans une gay pride que dans une fête de san Isidro… et un néo-paganisme tend à se substituer au paganisme des origines.

Qu’à cela ne tienne, cela reste spectaculaire, jugez-en.

3 réflexions sur “La fête de San Isidro : rite chrétien, rite païen

  1. Entre le carnaval et la danse rituelle, la religion primitive et la religion chrétienne, étrange mélange. La photo du haut, j’aime beaucoup !

  2. Bonjour, je compte me rendre au venezuela d’ici quelques mois, ca fait presqu’un an aujourdhui que j’arpente votre blog, tres instructif et qui renforce mon envie de m’y rendre.
    Donc juste un petit mot pour vous feliciter de la tenu de ce blog, je ne suis pas un accro de ce genre de site et pourtant celui ci a vite fini dans mes bookmarks.
    Signé, un parisien amoureux d’une maracucha 😀

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