En temps normal, ils s’entredéchirent entre le Barça et le Real. En temps de Mundial, c’est entre le Brésil et l’Argentine. Qui ça, « ils »? Eh bien, les fanatiques de foot du Venezuela, pardi !
Les pauvres, ils n’ont pas grand chose de national à se mettre sous la dent en matière de football. Ce n’est pas le Caracas Football Club, le Deportivo Táchira ou Estudiantes de Mérida qui vont pouvoir rivaliser avec les grands clubs latino-américains. Ce n’est pas non plus la Vino Tinto, l’équipe nationale, qui va les faire rêver comme pourrait le faire une équipe gagnante. Ils doivent donc vivre le football par procuration.
C’est le cas tout particulièrement en ce mois de juin 2010, Mundial oblige. Pour le Vénézuélien moyen, il est littéralement impossible de rester de marbre alors que le monde entier entre en transe. Il faut absolument faire la fête, participer à la folie générale. Car la fiesta, n’est-ce pas ?, c’est tout simplement le sel de la vie.
Pour qui s’embraser ?
Seulement voilà : le Venezuela étant absent des festivités, pour qui s’embraser? À défaut d’équipe nationale à supporter, il faut donc trouver une équipe pour laquelle s’enthousiasmer. Le choix n’est en général pas trop difficile : les voisins brésiliens, ces artistes du foot habitués à la victoire, font généralement l’affaire. De fait, ils sont, Mundial après Mundial, les préférés des Vénézuéliens. Pas de grosse prise de risque avec les vert et or, ils sont cools, sympas et gagnent (presque) toujours –un point qui n’est jamais à dédaigner.
Les suivent les Argentins. Ils gagnent aussi, mais sont par nature moins sympas… Dans leurs mauvais jours, ils peuvent être odieux comme des Français ou mauvais perdants comme des Italiens… Malgré tout, ils peuvent servir de substitut, pour autant qu’ils jouent bien et qu’ils gagnent -ce qui semble être le cas en 2010.
Résultat : des milliers de petits drapeaux brésiliens et argentins flottent aux quatre vents du pays sur autant de véhicules circulant dans les rues vénézuéliennes. Le jour des matches, ce sont de grands drapeaux étrangers qui se déploient ça et là. Et si l’une de ces deux équipes gagne, des cortèges de voitures se forment spontanément, pour se concentrer ensuite dans quelques points stratégiques de la ville. Là, jusque bien tard dans la nuit, les discussions vont bon train et la boisson coule à flots. Une vraie fête par procuration, comme si on se trouvait à Rio de Janeiro ou à Buenos Aires!
Derrière les grands
Derrière ces deux grands, il y a quelques autres équipes qui pointent : on croise aussi dans les rues et sur les voitures –mais en nombre infiniment plus restreint– des drapeaux espagnols, italiens et portugais. Pourquoi ceux-là? Rien de plus évident si l’on tient compte de l’importance des communautés de ces trois pays européens au Venezuela : ce sont eux qui ont fourni le plus fort contingent d’immigrants dans le pays.
Dans la foulée, on rencontrera l’un ou l’autre drapeau allemand, anglais ou même français. Ce ne sont plus alors des communautés, sinon des individus attachés à leur pays d’origine et leur équipe nationale, ou encore l’un ou l’autre Vénézuélien renégat, qui a une relation particulière avec ces pays, pour y avoir étudié ou travaillé, ou pour s’être amouraché avec quelqu’un de là-bas.
C’est tout : je n’ai jamais vu de drapeau du Japon, de Nouvelle-Zélande, de Côte d’Ivoire ou du Ghana, et encore moins des États-Unis ou de Corée du Nord ! Mine de rien, on voit ainsi se profiler certaine hiérarchie entre les équipes des pays participants au Mundial. Cela mérite un explication supplémentaire.
Prendre parti
Tout au long du Mundial, le Vénézuélien regarde les matches dans la rue, dans les bars, en famille, n’hésitant pas à prendre, le cas échéant, des arrangements boiteux par rapport à ses obligations professionnelles. Dans tous les cas, une règle s’impose : peu importe qui joue contre qui, pour que le jeu soit intéressant, il faut absolument prendre parti pour l’une ou l’autre des équipes en présence. Sans cela, la fête serait insipide, dépassionnée.
Comme par enchantement, des préférences se marquent : les bons -ceux qui attirent immédiatement la sympathie- sont, dans l’ordre, les pays latino-américains en premier lieu, les pays africains ensuite. En face, les mauvais sont les pays asiatiques (allez savoir pourquoi) et les pays européens (parce qu’ils sont les concurrents les plus dangereux des latino-américains). Si deux pays européens s’affrontent, on prendra parti pour le plus latin –Espagne et Italie en tête– plutôt que pour le nordique. Et si deux nordiques s’affrontent, on se mettra du côté des « artistes » du ballon plutôt que pour les « machines » implacables : les Pays-Bas plutôt que l’Allemagne, par exemple.
Représentation du monde
Intéressant de voir ainsi se créer une hiérarchie de préférences, et d’autant plus intéressant qu’on se trouve dans un pays, le Venezuela, qui n’a aucun intérêt national direct dans ce Mundial. Finalement, à travers ces choix –basés, faut-il le dire, sur des a priori et des stéréotypes– c’est toute une représentation du monde qui apparaît en filigrane, la représentation que se font du monde les Vénézuéliens.
Le monde proche, le monde rassurant, celui qui ressemble le plus à l’image que l’on a de soi, est constitué par les pays latino-américains : même langue (ou presque), même culture (ou presque), même désinvolture (ou presque). Se dessine ainsi une sorte de solidarité latino-américaine qui va bien au-delà des tentatives d’union politique ou économique en cours. Une solidarité populaire qui plonge ses racines dans un vague passé fait de conquête, de colonisation et d’indépendance perçu comme commun.
Un peu moins proche mais presque aussi rassurant est le monde « latin » venu d’Europe, conforté qu’il est par la présence dans le pays de grandes communautés espagnole, italienne et portugaise. On y retrouve une passion et un désordre bien proches, dans la perception des Vénézuéliens, de ce qu’ils vivent dans leur pays.
Curieusement, l’Afrique est perçue également comme assez proche : serait-ce en raison de la présence de fortes racines africaines dans la culture vénézuélienne ? Ou pour le parallèle fait entre des situations coloniales et néocoloniales pourtant bien différentes? Ou pour la condition de petits pays opposés aux grands, de pays pauvres opposés aux riches? Un peu de tout cela sans doute. Toujours est-il qu’on peut voir les fanatiques vénézuéliens s’enflammer pour des équipes de pays africains, comme le Cameroun ou le Ghana, qu’ils sont incapables de situer sur une carte ! Ils n’en connaissent généralement que l’équipe de foot…
Parfaite antithèse
Dans cette représentation du monde, les nordiques et les asiatiques sont perçus comme négatifs, pour des raisons différentes : les nordiques parce qu’ils représentent à la fois l’efficacité et le manque de passion, et constituent ainsi une parfaite antithèse de ce que l’on croit être. Les Asiatiques parce que tout simplement il n’existent pas : ils font partie, avec les Océaniens, du monde lointain et inconnu, sans relation réelle et concrète avec le Venezuela, si ce n’était par la présence d’une immigration chinoise ressentie comme de plus en plus invasive, donc négative.
Le Mundial permet ainsi de décrypter la lecture que se fait du monde le Vénézuélien moyen, représenté ici par le fanatique de foot. La méthode n’est sans doute pas rigoureusement scientifique, encore que le concept de représentation sociale permettrait à coup sûr de l’affiner.
Grâce au Mundial, on voit ainsi s’ébaucher une véritable géopolitique populaire. Celle-ci n’est pas totalement dénuée de signification, loin s’en faut. Chacun en tirera ses conclusions.
¡Viva Brasil! ¡Viva Argentina! On va gagner! Par procuration.