Musical/Traditionnel

Pas mort, le vieux cheval!

Caballo viejo, photo de J.-L. Crucifix

Caballo viejo

Caballo Viejo. Le vieux cheval. Vous connaissez sans doute cette chanson composée par le Vénézuélien Simón Díaz. Ou tout au moins vous connaissez Bamboleo, des Gipsy Kings, qui en est une libre adaptation à la mode gitane.

Il s’agit probablement de l’une des chansons vénézuéliennes les plus connues et diffusées internationalement : il en existe, dit-on, 350 versions dans 12 langues! Parmi la brochette de chanteurs célèbres qui l’ont interprétée, citons Celia Cruz, María Dolores Pradera, Julio Iglesias, Gilberto Santa Rosa, José Luis Rodríguez « El Puma », Oscar D’León, Rubén Blades, Roberto Torres, Ray Conniff, les Gipsy Kings et Plácido Domingo (1). Belle diversité!

Hymne

Pour comprendre ce succès, plongeons-nous d’abord dans le texte de cette chanson devenue presque hymne :

Cuando el amor llega así de esta manera
uno no se da ni cuenta
el carutal reverdece y guamachito florece
y la soga se revienta
Caballo le dan sabana porque está viejo y cansao
pero no se dan ni cuenta
que un corazón amarrao
cuando le sueltan las riendas
es caballo desbocao
Y si una potra alazana caballo viejo se encuentra
el pecho se le desgarra y no le hace caso a falseta
y no le obedece al freno ni lo paran falsas riendas
Cuando el amor llega así de esta manera
uno no tiene la culpa
quererse no tiene horario
ni fecha en el calendario
cuando las ganas se juntan
Caballo le dan sabana
y tiene el tiempo contao
y se va por la mañana con su pasito apurao
a verse con su potranca
que lo tiene embarbascao
El potro da tiempo al tiempo
porque le sobra la edad
caballo viejo no puede
perder la flor que le dan
porque después de esta vida
no hay otra oportunidad
Quand l’amour arrive ainsi de cette manière
on ne s’en rend même pas compte
le caruto reverdit et le guamachito fleurit
et la corde se rompt
On laisse courir le cheval dans la savane parce qu’il est vieux et fatigué
mais on ne se rend même pas compte
qu’un cœur attaché
si on lui lâche les rênes
c’est un cheval emballé
Et si le vieux cheval fait la rencontre d’une pouliche alezane
sa poitrine se déchire et il ignore la conduite
il n’obéit plus au mors et les rênes ne l’arrêtent plus
Quand l’amour arrive ainsi de cette manière
ce n’est pas de notre faute
s’aimer n’a pas d’horaire
ni de date dans le calendrier
lorsque les envies se rejoignent
Le cheval on le laisse courir dans la savane
et il a son temps compté
et il s’en va au petit matin de son petit pas pressé
rencontrer sa pouliche
qui le rend tout confus
Le poulain donne le temps au temps
parce que l’âge peu lui importe
Le vieux cheval ne peut
perdre la fleur qu’on lui donne
parce qu’après cette vie-ci
il n’y aura plus d’autre occasion

À quoi tient ce succès?  Simón Díaz répond:

Simón Diaz

Simón Díaz

Ce qui se passe avec les vieux chevaux, c’est qu’on a l’habitude de les mettre à la porte dès qu’ils ne servent plus. D’une certaine façon, c’est ce qui se produit aussi avec les personnes âgées, je crois que c’est pour cela que la chanson a eu autant de succès, parce que tout le monde comprend que cela peut lui passer. Bien entendu, si après cela le vieux cheval rencontre une pouliche dont il tombe amoureux, cela le fait renaître à la vie. Les paroles de la chanson peuvent être comprises par n’importe qui dans n’importe quelle partie du monde, parce qu’elles touchent à la vie de tous.

Fantasme

Voilà une explication bien pensante, celle qui convient sans doute le mieux aux bonnes gens du Venezuela et d’ailleurs. Mais derrière cette universalité proclamée, que se dissimule-t-il? Eh bien, il y a un grand fantasme. Un grand fantasme qui parcourt le monde : le vieux et la jeune. La belle et la bête. Le vieux cheval sur le retour et sa jeune et belle alezane.

La figure est fréquente au Venezuela : c’est celle du hacendado (propriétaire terrien) qui, à côté de sa famille officielle, entretient, aux yeux de presque tous, une jeune maîtresse, avec qui il aura probablement des enfants et fondra une famille parallèle. C’est le professeur à la retraite qui épouse une des ses jolies étudiantes. C’est le vieux (et nouveau) riche avec la belle du barrio. Dans ce petit jeu, chacun y trouve son compte : l’illusion d’une nouvelle jeunesse pour le vieux cheval; un statut social rehaussé et l’espoir d’un bon héritage pour la jeune. Donnant-donnant.

Vénézuélien, tout cela?  Oui, c’est particulièrement ancré dans la culture du Llano, dont est issu Simón Díaz. Mais pas que. L’Amérique latine toute entière, sans exception, accepte socialement et ouvertement cette réalité. L’Afrique, l’Asie? Sans doute aussi, sans trop d’hésitations, si j’en juge par ce que nous disent certains films. L’Amérique du Nord, l’Europe? Disons que c’est plus souterrain, plus subtil. Mais oseriez-vous prétendre que le fantasme en est absent? Même s’il ne reste parfois qu’à l’état de fantasme, il est bel et bien là, rampant.

Universalité

memoire_de_mes_putains_tristesBref, si le Caballo viejo rejoint l’universalité, c’est indéniablement à travers ce fantasme du vieux avec sa jeune. En littérature, avec son talent habituel, Gabriel García Márquez a poussé le mythe jusqu’à sa dernière extrémité : dans Mémoire de mes putains tristes, il met en scène un vieillard dont le dernier désir avant la mort prochaine est de se coucher -pudiquement se coucher- aux côtés d’une jeune fille vierge dont il pourra observer à l’envi l’infinie jeunesse.

Décidément, Freud avait vu clair. Le vieux cheval n’est pas mort. La belle alezane non plus.

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(1) Vous voulez découvrir quelques-unes des interprétations de Caballo Viejo? Voyez mon billet Plein la vue, plein les oreilles : une sélection de 16 vidéos, dont certaines sont étonnantes, vous y attend.
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